“La Zone d'intérêt” : que vaut le film de Jonathan Glazer ? (2024)

Grand Prix du 76e Festival de Cannes et prétendant à l’Oscar du meilleur film, le dernier long-métrage de Jonathan Glazer braque sa caméra sur le mal absolu qui transparaît dans le quotidien d’un commandant SS et de sa famille au pied du camp d’Auschwitz-Birkenau. Un film dont le dispositif, dans un premier temps, sidère, avant de finalement ployer sous son propre poids.

Réalisateur britannique originellement issu de l’industrie du clip (il œuvre, dans les années 1990, pour Massive Attack, Nick Cave ou encore Radiohead), Jonathan Glazer est de ces cinéastes si peu prolifiques, à l’instar d’un Terrence Malick ou d’un Todd Field, que chacun de ses films est attendu au tournant. Auteur de seulement quatre longs-métrages en près de 25 ans – son premier film, Sexy Beast, avec Ben Kingsley et Ray Winston, est sorti en 2000 –, on lui doit notamment Birth (2004) et Under the Skin (2013).

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Birth proposait ce qui constitue à ce jour l’un des plus beaux rôles de Nicole Kidman : celui d’une aristocrate new-yorkaise hantée par un jeune garçon affirmant être la réincarnation de son défunt mari. Le second, avec Scarlett Johansson, là aussi dans un rôle majeur, entamait déjà un tournant plus expérimental dans la filmographie de Glazer, plus atmosphérique, là où Birth n’avait pas encore totalement renoncé à une forme cinématographique plus académique. Avec La Zone d’intérêt, Glazer pousse à fond les curseurs de l’expérimentation.

Banalité du mal

Adapté du roman éponyme de Martin Amis (décédé le jour même de la présentation du film à Cannes), La Zone d’intérêt enregistre donc le quotidien du SS Rudolph Höss (Christian Friedel), commandant du camp d’Auschwitz, et de sa famille allemande. Tandis que Höss commet, on l’imagine sans peine, les pires atrocités à l’intérieur du camp, le film scrute d’abord le quotidien outrageusement tranquille de sa femme Hedwig (Sandra Hüller, décidément l’actrice la plus en vue de cette édition cannoise avec le triomphe d’Anatomie d’une chute, y est glaçante), occupée à entretenir un jardin dont la beauté jure avec l’horreur chargée à l’arrière-plan.

C’est dans un second temps seulement que Glazer se prend à suivre Höss à la tâche, fonctionnaire zélé et obnubilé par la productivitéde cette effroyable industrie de la mort, agent typique de cette banalité du mal théorisée par Hannah Arendt autour du cas Eichmann.

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Sur le papier, La Zone d’intérêt avait tout pour relancer la sempiternelle dispute sur la représentation de la Shoah au cinéma – question qui enflamma la critique française, notamment sous la plume de Jacques Rivette qui, en 1961, s’indignait du travelling de fin de Kapo de Gillo Pontecorvo. «Le travelling est affaire de morale», comme disait Godard, renversant lui-même la formulation d’origine de Luc Moullet dans Les Cahiers du cinéma, en 1959 : «La morale est affaire de travelling.»

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Nombreux sont ainsi les films qui, depuis la critique du dernier plan de Kapo, ont alimenté cette polémique, à tort ou à raison, de La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg en passant par La Vie est belle (1997) de Roberto Begnini jusqu’au récent biopic sur Simone Veil réalisé par Olivier Dahan, en 2022.

L’horreur et le hors-champ

Jonathan Glazer, disons-le d’emblée, esquive avec La Zone d’intérêt ou en tout cas pense avoir trouvé la manière la plus radicale d’esquiver toute possibilité de critique en renvoyant le génocide des juifs au hors-champ le plus total, la machine concentrationnaire d’Auschwitz n’étant alors évoquée qu’à travers une série de signes dispersés méthodiquement, renvoyés le plus souvent dans la partie haute d’un cadre systématiquement découpé par l’horizon de béton des murs du camp.

Cet horizon azuré, parasité par ce que l’on devine être la fumée noire émanant des fours crématoires, produit alors une dissonance visuelle – et cognitive parce que visuelle (le film, à l’image des personnages qu’il observe, regarde «ailleurs») – hallucinante. C’est là sans doute l’image la plus marquante du film et qui, assez logiquement, s’impose comme une des images les plus fortes qu’a pu produire le cinéma contemporain.

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Du reste, Glazer convoque d’autres signes tout aussi parlants, d’autres rappels de l’horreur en marche : les barbelés, le mirador gardant l’entrée du camp ou encore la vapeur des trains arrivant quotidiennement à Auschwitz. Mais ce qui parle encore plus que l’image, c’est ce travail anxiogène sur le son, ici saturé et assommant, là sourd et éloigné et rejouant dans nos oreilles un vrombissement infernal plus évocateur à lui seul que les maintes sollicitations visuelles qui se succèdent à l’écran.

Glazer se garde bien, heureusement, de tout plan «spectaculaire»: et si travelling il y a, c’est uniquement pour calquer le déplacement d’un individu dans l’espace resserré de la maison et de son jardin. En somme, c’est comme si les angles et les mouvements choisis par Glazer n’avaient pour autre fonction que de quadriller une «zone», de dresser une sorte de map en réalité augmentée où rien n’échapperait au regard outre ce que l’on ne peut décemment voir, et qui échapperait en même temps à l’écueil vidéoludique.

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Fidèle à ce programme, La Zone d’intérêt ne figure ni champ contrechamp, ni gros plan, zoom ou panoramique, dans un refus systémique de la grammaire classique de la fiction au cinéma. Jonathan Glazer, pensant certainement avoir intégré cette impossibilité tant morale qu’esthétique de figurer l’indicible à l’écran, refuse à son film un quelconque accès à la dimension proprement spectaculaire du cinéma.

A contrario, le cinéaste mise sur un film aux antipodes de celui-ci, optant pour une image totalement nette, sans défauts, comme post-mortem, vierge d’ombres et de nuances, dont la résolution semble poussée à l’extrême. Sciemment inconfortable, ce dispositif de «surveillance» relève finalement moins, par endroits, du film de cinéma que de la pure installation d’art contemporain.

Les failles du dispositif

Si encore Glazer se tenait rigoureusement à ce dispositif jusqu’au terme, le film aurait pu réellement faire date. Or, ce dernier ne s’abstient pas de produire des effets de contraste plus ou bien moins sentis. Il commence, par exemple, par installer un noir total, peu à peu habité par la musique inquiétante de Mica Levi – un prologue musical façon 2001 : l’odyssée de l’espace –, avant de rompre avec l’obscurité en ouvrant sur un lac irradié de lumière, où se baignent avec insouciance les officiers nazis et leur progéniture, ou bien encore lorsque s’insèrent, clandestinement, ces séquences en caméra thermique qui donnent tout de même un microsigne de résistance. Ces séquences révèlent à elles seules la dimension esthétisante d’un film qui se targuait quelque part de son refus total d’esthétique.

C’est encore le cas lors d’une réunion puis d’une fête de hauts dignitaires nazis à Oranienbourg, filmée en plongée et caméras fixées au plafond. Qu’on trouve ou non de mauvais goût ces quelques plans en douche faisant inévitablement écho aux pensées morbides de Höss qui, de ses propres dires, ne pense pas à autre chose qu’au moyen qui serait le plus efficace pour gazer la pièce, n’est pas vraiment la question. Le film n’est certainement pas «beau»à regarder, se garde bien de l’être et cherche même à provoquer la sensation inverse…

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Mais La Zone d’intérêt n’en est pas moinsesthétique pour autant et c’est justement lorsque Glazer s’aventure hors de la maison et de son dispositif initial que le film perd de son originalité et se heurte à un plafond de verre.

Un mot sur le dispositif, encore : lorsque Lázló Nemes prenait le pari dans Le Fils de Saul (salué par Claude Lanzmann à sa sortie en 2015, un bel éloge étant donné la réticence du réalisateur de Shoah vis-à-vis de la représentation des camps de la mort au cinéma) de ne jamais quitter le visage d’un détenu forcé à travailler dans l’enfer d’un camp de concentration évoqué quasi exclusivement par l’environnement sonore et une profondeur de champ totalement bouchée, il faisait«encore» du cinéma, mais non au détriment de la morale. Car, tout en se pliant à une certaine éthique de la représentation, le cinéaste hongrois ne renonçait pas pour autant au travail de la forme, ni à l’émotion, rendant possible l’identification du spectateur au personnage principal.

La Zone d’intérêt est, quelque part, le négatif du film de Lázló Nemes : dans ce cadre surexposé où rien n’échappe à la vue de caméras que l’on sent disposées dans les moindres recoins du décor, branchées en continu afin de mieux enregistrer les allées et venues de personnages pris au sein d’un dispositif pas si éloigné de la téléréalité, Glazer renonce absolument – en tout cas annonce renoncer – au cinéma.

Le cinéaste confine alors son film en un objet contemporain, certes glaçant, proprement terrifiant, mais dont l’émail est peu à peu craquelé par les petites touches d’un réalisateur qui n’a su ni retenir son geste ni s’empêcher de figurer, à l’instar des dernières minutes du long-métrage, un personnage peut-être travaillé et mis à mal par une forme de mauvaise conscience. Le cinéaste commet-il, sans le voir, une faute morale ? En tout cas une faute de goût, assurément.

La Zone d’intérêt, de Jonathan Glazer, avec Christian Friedel et Sandra Hüller, 1h45, en salle le 31 janvier 2024.

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