1Déchargé de l’ambition présidentielle, Michel Rocard retrouve une liberté de parole. Il règle ses comptes, en particulier avec François Mitterrand. À quelques semaines de l’élection présidentielle, il se confie ainsi au magazine Les Inrocks, alors en pleine phase de réorientation autour des sujets sociétaux. C’est une longue interview qui est également annoncée en couverture du magazine, audacieusement intitulée: «Michel Rocard ne sera pas président [2].» L’ancien Premier ministre y considère que le président de la République «n’est pas un honnête homme», créant ainsi la polémique. La période est en effet marquée, outre par le cancer jusque-là dissimulé du chef de l’État, par les révélations autour de sa fille cachée et de son passé vichyste. Cette page sombre de son histoire choque beaucoup les troupes socialistes, et notamment Michel Rocard, qui a même rédigé une lettre à son intention avant de renoncer à l’expédier [3]. À lire son contenu, on comprend mieux que Michel Rocard ait préféré ne pas l’envoyer. Visiblement ému, le député européen y conseillait à François Mitterrand de présenter ses excuses aux Français pour Vichy, afin de ne pas entacher l’image et les valeurs portées par la gauche.
2S’il n’est pas candidat en 1995, Michel Rocard soutiendra la campagne de Lionel Jospin, ainsi que la construction de la gauche plurielle à la suite de celle-ci. Après la victoire surprise de la gauche aux législatives de 1997, à la suite de la dissolution, il a un temps espéré devenir ministre des Affaires étrangères, mais sans réussir à convaincre Lionel Jospin, qui préférait composer avec des personnalités plus jeunes. Selon le journaliste du Nouvel Observateur Daniel Carton, cela aurait même donné lieu à une situation cocasse. L’ancien Premier ministre aurait en effet tenté de persuader son ancien camarade de Sciences Po, Jacques Chirac, devenu président de la République en 1995, de le nommer ministre des Affaires étrangères dans ce gouvernement de cohabitation. Mais afin d’éviter de croiser le Premier ministre à l’Élysée, il aurait été contraint de se cacher dans les buissons [4], ce que Michel Rocard démentira par la suite.
3Privé de mission nationale, l’ancien Premier ministre vase consacrer pleinement à son mandat de député européen. Il démissionne même de la mairie de Conflans à l’approche des municipales de 1995, préférant laisser à son successeur, Jean-Paul Huchon, la possibilité de se faire mieux connaître de la population. Il annonce donc son départ en août1994, écrivant une lettre touchante pour faire ses adieux à ses administrés.
4Élu également sénateur des Yvelines en 1995, il ne va guère se passionner pour ce mandat qu’il occupera seulement deux ans, avant de démissionner pour se consacrer intégralement à Bruxelles et Strasbourg. Il y siégera au sein de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Armées, et participera à trois propositions de loi dont deux sur les questions pénitentiaires (l’une précisant la durée maximale de détention provisoire et l’autre permettant de délivrer des mandats de dépôt contre un accusé en détention provisoire). Il utilisera également la tribune sénatoriale pour critiquer la politique migratoire du gouvernement Juppé.
5Enfin, à l’approche des régionales de 1998, il envisage de se porter candidat pour diriger la région Ile-de-France pour laquelle il s’était tant investi à la fin de son triennat à Matignon. Déjà en 1991, cette idée lui avait traversé l’esprit. Mais de nouveau, il va en être empêché. En 1998, il n’incarne plus le renouveau du PS et peu l’envisagent comme un candidat crédible. Ses proches ont pour la plupart rallié Lionel Jospin, comme Manuel Valls, devenu directeur de la communication du Premier ministre. Son ancien directeur de cabinet, Jean-Paul Huchon, s’est lui aussi rapproché du Premier ministre et rêve d’un destin personnel. Il présente sa candidature, d’abord comme tête de liste dans les Yvelines, puis pour toute la région, après le retrait du candidat pressenti, Dominique Strauss-Kahn. Jean-Paul Huchon l’emporte en interne avant d’être finalement élu président de la région Ile-de-France. Interrogé sur une éventuelle candidature de Michel Rocard au début de la campagne, il renvoie celui-ci à son âge et à ses récents échecs électoraux, contribuant à éloigner les deux hommes. Un échange de lettres témoigne de ces relations tendues et il faudra attendre 2008 et la rupture d’anévrisme de Michel Rocard pour que l’ancien Premier ministre et son directeur de cabinet se rapprochent de nouveau.
6Parmi toutes les fonctions que Michel Rocard a pu assumer,son action en tant que parlementaire européen est sans doute la moins connue. Les sources, parfois indigentes sur d’autres aspects, sont ici assez riches. Le volume des archives est à l’échelle de l’entreprise accomplie. Michel Rocard est loin de considérer, comme certains députés européens français, son mandat européen comme une sinécure en attendant un retour à de hautes fonctions nationales. Pourtant, il pourrait y avoir un paradoxe à imaginer Michel Rocard député européen. Depuis ses débuts en politique, il n’a guère ménagé la construction européenne entreprise depuis 1950. On se souvient que, en 1948, il n’avait pas été enthousiasmé par le congrès de LaHaye. Six ans plus tard, alors qu’il était à la tête des Étudiants socialistes, il rendait un long rapport critique sur la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Présentée à Vienne lors de l’Assemblée européenne des jeunesses politiques, elle soulevait une levée de boucliers de la part des autres participants qui s’opposèrent à son adoption. Le compte rendu de la décision de rejet du texte rocardien ne laisse aucun doute sur l’hostilité franche de la commission à la tête de cette assemblée:
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«Considérant que ce rapport constitue une œuvre de dénigrement systématique de l’action entreprise par les 6pays de la CECA en vue de leur intégration économique, politique et militaire; considérant que le rapporteur n’apporte aucune solution constructive permettant de pallier les inconvénients qu’il dénonce; considérant que les options politiques présentées par le paragraphe consacré à la reprise de nos échanges avec les pays de l’Est sont susceptibles d’être interprétées par les peuples sous la domination communiste comme un abandon de la part des nations libres; considérant que le rapporteur méconnaît l’aide que les USA ont apportée aux nations occidentales en vue de leur relèvement économique; considérant que l’analyse de la menace soviétique est de nature à ébranler la solidarité des nations occidentales et à détruire le système de sécurité collectif établi au sein du NATO; déclarent qu’il y a lieu de rejeter les conclusions et les affirmations de M.Michel Rocard, dont le point de vue ne correspond pas à celui de la grande majorité de la Commission [5].»
8Le rapport du jeune militant français étrille en effet les débuts qu’il juge timides de la CECA, surnommée «petite Europe bâclée», et la trop grande soumission aux États-Unis. Cette Europe, déjà mue par le libéralisme et le libre-échange, ne le convainc guère. L’idée de supranationalité entre les mains de la Haute Autorité lui paraît absurde à une époque où les disparités économiques entre pays sont encore très fortes: «La solution qui consiste pour ces gouvernements à confier la fabrication de l’Europe à une Haute Autorité ou à un Haut État-Major n’est pour le moment, vu le degré d’antagonisme de nos structures, qu’une solution de facilité.» Il rêve d’une Europe véritablement indépendante des deux blocs et réunissant l’Est et l’Ouest. Cette position l’amène aussi à s’opposer à la naissance de la Communauté européenne de Défense [6].
9Pourtant, quarante ans plus tard, il va mettre toute son énergie et sa stature nationale dans ce projet européen. D’abord membre de la commission du Développement, secteur alors en plein essor pour l’Union européenne, Michel Rocard y voit un moyen de s’investir enfin dans la «bataille pour l’organisation de la planète». Ce secteur l’incite en particulier à s’engager pour le développement de l’Afrique, effectuant de nombreux voyages sur ce continent. Déjà, dans son rapport de 1954 sur l’Europe, il suggérait une plus forte coopération entre la construction européenne et l’Afrique afin de faciliter la décolonisation et le développement de cette dernière [7]. Il contribue au renforcement des accords ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) établis depuis la convention de Lomé en 1975, favorisant l’importation en Europe de produits essentiellement agricoles des pays en question sans le frein des barrières douanières. Favorable au libre-échange, il est aussi bien conscient des dissymétries entre les deux partenaires, ce qui l’amène notamment à s’opposer à un marché libre de la banane qui signifierait, selon lui, la ruine de nombre d’agriculteurs africains [8]. Au niveau local, il peut compter sur ses contacts avec Jacques Bugnicourt qui s’investit depuis de nombreuses années dans le développement de l’Afrique. Le continent et son développement le passionnent. C’est pour lui une sorte de fresque encore à peindre et dont il rêve d’imaginer les grandes lignes. En 1997, il s’investit pour la création d’un téléphone rural par satellites pour l’ensemble de l’Afrique afin de désenclaver les zones les plus reculées [9]. Dans la même lignée, il soutiendra le projet d’Africarail d’une grande boucle ferroviaire de 3000kilomètres en Afrique de l’Ouest, ce qui l’amènera notamment à s’opposer aux intérêts de Vincent Bolloré dans la région.
10En 2001, il tire un ouvrage de cette expérience dans le développement africain: Pour une autre Afrique. Cet apôtre de la décolonisation et de l’autogestion prône un développement pris en main par les autorités africaines elles-mêmes et non imposé par les puissances occidentales. Cela passerait notamment par le renforcement de l’Union africaine, qui serait dotée d’un état-major africain chargé de la gestion des crises, ainsi qu’un corps militaire pour le maintien de la paix. Concernant la démocratisation, il prône une adaptation des principes démocratiques à l’histoire spécifique de l’Afrique, prenant pour modèle la tradition de la «palabre». Une politique de développement sur le continent n’est, pour lui, envisageable que si elle inclut les questions de paix et de sécurité. Sur le plan économique, il soutient également un développement fondé sur l’économie populaire et les petites et moyennes entreprises plutôt que vers l’exportation à tout prix, quitte à le faire au détriment des conditions de vie de la population. Pour lui, c’était la base d’un développement plus durable et équitable. C’est ce qui l’amène, en 1999, à créer Afrique-Initiatives, une société chargée de favoriser le développement des PME sur le continent [10].
11Cette connaissance de l’Afrique lui vaut une mission secrète confiée par Lionel Jospin en 1997 et consistant à étudier les conditions d’un rapprochement avec le Rwanda. Il en tire un rapport, dont il demande la destruction par les lecteurs, qui accable l’Occident et en particulier la France, dont la responsabilité est «énorme» selon lui. Lorsque l’avion du président hutu Habyarimana est abattu le 6février 1994 débute au Rwanda un véritable génocide sur la population tutsi, sous les yeux des casques bleus de l’ONU, incapables d’agir. Ce n’est que trois mois après le début des massacres que l’armée française intervient sous l’égide de l’ONU au travers de l’opération «Turquoise». Michel Rocard met en relief les relations entre des proches de François Mitterrand et le feu président hutu Habyarimana. Ces proches auraient bénéficié, selon lui, de rétributions et notamment de plantations de cannabis au Rwanda, expliquant peut-être la réaction timorée du gouvernement français face au génocide, voire la protection des génocidaires hutus lors de l’opération «Turquoise». La mission l’a amené à visiter Gikonjoro, «l’Auschwitz du Rwanda», où il a découvert le charnier organisé dans un ancien camp militaire français. Il propose un rapprochement avec le gouvernement rwandais afin de rompre avec l’image «exécrable» de la France dans la région depuis le génocide. S’ensuit une longue analyse de la reconstruction du Rwanda que Michel Rocard perçoit comme l’image d’une Afrique en pleine mutation, plus stable politiquement et économiquement [11].
12En 1999, il est réélu député européen (cinquième de la liste socialiste conduite par François Hollande arrivée en tête) et prend la présidence de la commission des Affaires sociales et de l’Emploi. Il s’active pour renforcer l’implication timide de l’Union européenne dans ce domaine essentiel. Durant ces années, il intervient aussi régulièrement dans le débat autour de la réduction du temps de travail à trente-cinq heures en France. Si lui-même a prôné une réduction du temps de travail depuis plusieurs décennies, il est cette fois plus critique. En effet, la mesure lui paraît nécessaire pour réduire le chômage –il la veut d’ailleurs plus conséquente à trente-deux ou trente et une heures–, mais il reproche au gouvernement de ne pas s’être assez concerté avec les organisations professionnelles. Cela aurait notamment permis d’éviter d’en passer par une loi et de préférer des accords par branches plus souples et plus adaptés à la diversité des professions. La réduction du temps de travail à salaire égal lui paraît également périlleuse pour l’économie française. Il aura beau écrire au ministre de l’Économie, Dominique Strauss-Kahn, ou au Premier ministre, Lionel Jospin, son point de vue ne sera guère entendu [12]. En 2002, il prend la présidence d’une nouvelle commission du Parlement européen: la commission dela Culture, de la Jeunesse, de l’Éducation, des Médias et des Sports.
13À l’approche des élections européennes de 2004, certains, au sein du PS, aimeraient le voir prendre sa retraite. D’autant que le scrutin se déroule désormais au niveau régional et que la liste pour l’Ile-de-France paraît déjà très fournie. Après une intense mobilisation, Michel Rocard parvient de nouveau à être candidat et il est même désigné tête de liste pour le grand Sud-Est. Il enchaîne les meetings –plusieurs par jour– et, entouré d’une bonne équipe, tient même un blog [13]! De son parachutage dans le Sud il fait un étendard, expliquant à qui veut l’entendre qu’il est là pour combattre Jean-Marie Le Pen sur ses terres d’élection. Pour l’auteur de ces lignes alors adolescent, ce sera la toute première fois qu’il entendra parler de Michel Rocard et se retrouvera dans la campagne du candidat. Au final, sa liste obtiendra presque 30% des suffrages, loin devant ses concurrents.
14Le début de ce nouveau mandat l’amène à s’impliquer dans le combat pour les logiciels libres. En mai2004, son fils aîné Francis l’a alerté sur un projet de directive étendant le copyright aux logiciels [14]. Le travail de lobbying des grands groupes informatiques, notamment Microsoft, menace ainsi la diffusion et l’utilisation de logiciels jusque-là libres de droit en Europe. On peut s’étonner de voir un homme de 74ans, n’utilisant guère les ordinateurs, se passionner pour cette problématique. Néanmoins, le technicien Rocard prend le sujet à bras-le-corps, aidé par le groupe Eurolinux réunissant des informaticiens favorables aux logiciels libres. Finalement, le député européen obtiendra gain de cause et le rejet de cette directive. Près de quinze ans avant le règne des GAFAM, Michel Rocard pressentait donc le risque d’une emprise croissante de ces entreprises informatiques mondiales. Le 5juillet 2005, après son intervention remarquée, la directive est finalement rejetée par le Parlement européen à 648voix, contre14 [15]. Deux ans plus tard, la candidate socialiste à l’élection présidentielle, Ségolène Royal, lui commandera un rapport sur le numérique, intitulé République2.0. Vers une société de la connaissance ouverte, dans lequel il défend de nouveau les logiciels libres [16].
15En 2006, il débat dans un livre avec l’ancien commissaire européen Frits Bolkestein dont la directive relative aux services avait déchaîné le débat politique en Europe. Elle favorisait la libre circulation des prestataires de services qui n’étaient soumis, dans un autre pays européen, qu’à la législation de leur pays d’origine si leur établissement n’était pas durable. On craint en France, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest, le dumping social exercé par des salariés venant de pays d’Europe de l’Est et soumis à leur droit national plutôt qu’à celui, plus exigeant, de l’hexagone. Votée à quelques mois du scrutin autour du traité constitutionnel européen, cette directive alimente le débat en défaveur de l’Union européenne. La France fantasme sur l’arrivée massive des fameux «plombiers polonais». Le TCE sera finalement rejeté par une majorité de Français. Seulement un an après ce séisme politique qui ébranle profondément l’Union européenne, Michel Rocard dialogue donc avec celui que certains considèrent comme «le diable». Toujours courtoise, la discussion entre les deux hommes présente deux visions bien différentes de l’Europe. Pour l’ancien Premier ministre, ils’agit de construire une Europe plus solide et tournée vers la cohésion sociale, alors que Frits Bolkestein envisage surtout une Europe économique, moteur de chacun des États qui la composent [17]. L’ancien commissaire européen néerlandais ne se prive pas non plus d’étriller la France, qui lui semble un pays ingouvernable et en pleine décadence. À la suite du vote du TCE, la directive sera, au final, fortement remaniée et son champ d’action amoindri. Michel Rocard choisira d’ailleurs de la voter, en opposition avec le reste de son parti.
16Parmi les thèmes abordés dans cet ouvrage avec Frits Bolkestein figure l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne. L’ancien commissaire européen néerlandais est farouchement contre, considérant que ce pays n’appartient pas à la culture européenne, alors que Michel Rocard défend fermement son intégration dans l’Union européenne. Cette question qui anime aussi les débats entre les pays de l’Union et au sein même de ceux-ci stimule Michel Rocard, qui publie également un ouvrage pour démontrer les points positifs d’une telle intégration [18]. Selon lui, les différences culturelles de la Turquie avec le reste de l’Europe seraient plutôt un atout, ouvrant cette dernière sur le monde moyen-oriental. En outre, il craint qu’en refermant les portes d’une entrée dans l’UE à un pays qui l’a longtemps espéré, l’on pousse les élites turques à se rapprocher de l’Iran ou de la Russie. Dix ans plus tard, ces craintes semblent se confirmer, alors que la perspective d’une entrée de la Turquie dans l’Union européenne n’a jamais été aussi lointaine. Fort de son intérêt pour le Moyen-Orient et de ses relations au Proche-Orient –il connaît Shimon Peres, nous l’avons dit, depuis son service militaire, et entretient de bons rapports avec Yasser Arafat qu’il avait d’ailleurs reçu à Matignon–, il est envoyé, en janvier2005, par l’Union européenne comme observateur pour suivre l’élection présidentielle en Palestine.
17En dehors de ses activités de député européen, Michel Rocard est toujours actif dans divers cercles d’intellectuels ou de dirigeants internationaux. C’est le cas du cercle Vauban, créé par Antoine et Simone Veil. Il s’occupe plus spécifiquement du désarmement nucléaire, qui ne va cesser de l’intéresser les années suivantes. En novembre1995, il avait déjà rallié la commission Canberra de l’ONU, créée à l’initiative du Premier ministre australien, Paul Keating, chargée de réfléchir aux moyens de désarmement nucléaire. Sans réclamer un désarmement total qui lui semble utopique, il entend lutter contre la prolifération. Après l’obtention de la bombe atomique par l’Inde et le Pakistan, il exprime notamment ses vives inquiétudes au sein du club Vauban [19]. Il fait alors six propositions pour éviter qu’un nouveau pays acquière l’arme nucléaire et s’en serve: créer un registre international consignant toutes les armes; supprimer les armes tactiques; augmenter la pression sur les pays récemment dotés de l’arme nucléaire pour qu’ils s’engagent à n’en faire qu’un usage dissuasif; renforcer l’agence atomique; surveiller plus étroitement les matières fissiles et les anciens sites pour qu’on évite d’y récupérer du plutonium vitrifié; rendre impossible le lancement d’un missile en quelques secondes. Presque dix ans plus tard, il publiera, avec Alain Juppé, Alain Richard et le général Bernard Norlain, une tribune invitant de nouveau au désarmement nucléaire mondial [20]. Il participe également au Centre international Mendès-France, créé par son ami philosophe Patrick Viveret, qui se donnait pour objectif la définition d’un «programme européen de développement humain et soutenable».
18Son engagement international l’amène aussi à fonder, en 2003, avec Stéphane Hessel et Milan Kucan, président de la Slovénie, le Collegium international éthique, scientifique et politique, qu’il dirigera jusqu’à sa mort. On y trouve les anciens présidents brésilien et malien Fernando Henrique Cardoso et Alpha Oumar Konaré; l’ancienne conseillère fédérale de la Suisse, Ruth Dreifuss; les philosophes Jürgen Habermas, Edgar Morin et Jean-Pierre Dupuy; la professeure de droit international Mireille Delmas-Marty; l’ancien président d’Irlande Mary Robinson; les prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz et Amartya Sen. Il s’agit d’un groupe de réflexion réunissant des gouvernants de différents pays, des intellectuels, des scientifiques, afin de réfléchir à des réponses intelligentes et appropriées aux défis du monde contemporain. Ces réflexions aboutiront notamment à une «déclaration universelle d’interdépendance» dans laquelle le Collegium prend parti pour une meilleure coopération internationale devant les défis mondiaux. La réflexion intellectuelle, Michel Rocard l’approfondit aussi au sein du think tank de gauche progressiste créé par Olivier Ferrand en 2008, Terra Nova, qu’il accueille d’ailleurs dans ses locaux à partir de 2008.
19Peu enclin à défendre son bilan en 1991, Michel Rocard ne va cesser par la suite de rappeler son action à Matignon et l’œuvre accomplie. Il va peu à peu contribuer à imposer un triptyque de réformes: CSG, RMI, Nouvelle-Calédonie, qui perdure dans l’esprit de beaucoup jusqu’à nos jours. La stratégie, son image, son ancrage au sein du PS l’intéressent beaucoup moins que le bilan des réformes accomplies. Il accuse d’ailleurs de manière croissante les médias d’être à l’origine du désintérêt pour l’action publique. À propos de son bilan, il explique ainsi à la presse: «Mais de ce que j’ai réellement fait vous ne savez sans doute à peu près rien, puisque pour l’essentiel cela n’a pas été raconté [21].»
20À partir de cette période, sa critique des médias se radicalise. Ils rendraient impossible le débat public, empêcheraient les gouvernants d’agir. La mauvaise expérience qu’il connaît, lors de sa participation à l’émission Tout le monde en parle de Thierry Ardisson, l’incite à durcir encore un peu plus son discours. Venu présenter son dernier ouvrage d’entretiens avec la journaliste Judith Waintraub, l’ancien Premier ministre est amené à répondre à une interview «Alerte rose» dont les questions douteuses ont été formulées par l’humoriste Laurent Baffie. Après avoir expliqué qu’il ne voyait pas d’objection à ce que sa femme le quitte pour une femme plutôt qu’un homme, il doit décrire le lieu le plus agréable, selon lui, pour faire l’amour. Mais ce sont les dernières questions qui vont marquer l’opinion. Alors qu’on lui demande si «embrasser c’est tromper», l’ancien Premier ministre s’offusque et dénonce la «pudibonderie» qui pourrait pousser à un tel jugement. La question suivante, «est-ce que sucer c’est tromper» semble le surprendre puisqu’il demande à son «interviewer» de répéter, avant d’affirmer «non plus».
21Par la suite, Michel Rocard ne ménagera plus guère les journalistes, qu’il accusera souvent de tous les maux. Il dénonce l’accélération de la vie politique qu’ils provoquent: «En réalité, les politiques font figure de vaincus interdits de penser à long terme. Il n’y a qu’à voir la gestion par la presse des campagnes électorales. Elle interdit toute émission de perspectives au-delà de la prochaine campagne [22].» En 2010, ces analyses très sombres autour de l’influence des médias l’amènent à préfacer la réédition de l’ouvrage du sociologue des médias américain Neil Postman: Se distraire à en mourir [23]. Non seulement la médiatisation a une influence sur la politique, mais elle favoriserait également l’isolement et l’abrutissement des individus [24]. Toujours très courtisé par les journalistes, il n’est pas tendre avec eux. Interviewé par Libération en 2012, il menace d’arrêter l’entretien si les questions du journaliste continuent à l’indisposer [25].
22Cette revalorisation de son action ainsi que l’analyse critique des médias passent par la publication de nombreux ouvrages. Avec trente-quatre livres publiés au cours de sa carrière, dont une vingtaine après 1995, Michel Rocard fait partie des personnalités politiques les plus prolixes. Parmi ces nombreux ouvrages, on compte plusieurs livres de mémoires et des entretiens avec des journalistes, comme l’ouvrage écrit en 2001 par Judith Waintraub [26], ou Si la gauche savait, dans lequel il répond aux questions de Georges-Marc Benamou, réputé proche de François Mitterrand [27]. Mais le succès de ces livres vient souvent d’ailleurs. Ce sont ses confidences à propos de sa relation avec François Mitterrand qui suscitent le plus d’échos dans la presse et assurent un succès éditorial à ses publications. Déjà dans la première interview pour Les Inrocks, que nous avons déjà évoquée, donnée après son retrait de la vie politique en 1995, il qualifie pour la première fois François Mitterrand de «malhonnête»; il réitérera l’affirmation dans l’ouvrage dirigé par Georges-Marc Benamou presque dix ans plus tard. Cela lui vaudra des critiques au sein du PS, mais aussi de nombreuses lettres de citoyens le remerciant et le félicitant de sa liberté de ton [28].
23En janvier2009, après quinze ans passés au Parlement européen, il choisit de quitter ses fonctions à quelques mois du prochain scrutin européen afin de permettre à son colistier Bernard Soulage de se faire connaître. Pour sa dernière séance dans l’hémicycle de Strasbourg, il a droit à une ovation des députés européens reconnaissants à l’égard de son action.
24Beaucoup pensent que Michel Rocard, qui a maintenant 79ans, va désormais dédier son temps au repos; d’autant qu’il a été victime d’un AVC à l’été 2007. Depuis 2002, l’ancien Premier ministre a en outre trouvé une certaine stabilité personnelle en épousant en troisièmes noces Sylvie Pélissier, ancienne responsable de la communication de La Poste rencontrée au milieu des années 1990. Il dédie aussi cette période à la réconciliation familiale, renouant avec ses deux fils cadets (Olivier et Loïc) et s’occupant des enfants de sa fille aînée, Sylvie, qui décède en 2008 d’un cancer. On l’imagine couler des jours heureux dans sa maison aux confins des Yvelines, gouvernant mollement une tribu de chats et de chiens –son épouse est très engagée au sein de la SPA et proche de Brigitte Bardot. Mais c’était sans compter avec l’hyperactivité d’un homme qui peine à s’arrêter. Deux ans plus tôt, n’avait-il pas demandé à Ségolène Royal, alors candidate socialiste à l’élection présidentielle, au plus mal dans les sondages, de se retirer en sa faveur [29]? Le président de la République élu en 2007, Nicolas Sarkozy, lui propose en mars2009 un poste d’ambassadeur chargé des négociations internationales relatives aux pôles arctique et antarctique. Avec le réchauffement climatique, l’Arctique fait l’objet des convoitises d’États comme la Russie, les États-Unis, le Danemark. La fonte des glaces signifie aussi l’ouverture de nouvelles voies de circulation au nord, l’exploitation des ressources minières et halieutiques. Fort de son expérience sur l’Antarctique, Michel Rocard est ainsi vu comme l’homme de la situation, notamment pour le groupe de réflexion «Le Cercle polaire» qui a convaincu le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, d’accepter un tel ambassadeur [30]. Pour Nicolas Sarkozy, qui a réussi en 2007 à débaucher plusieurs personnalités venant de la gauche, c’est aussi l’opportunité de renforcer cette ouverture et de diviser l’opposition. Pendant sept ans, Michel Rocard va ainsi arpenter les pôles en grosse doudoune, se faire photographier auprès des icebergs et défendre la protection de ces fragiles écosystèmes. Il critique le Conseil arctique, organisation réunissant les pays concernés et qu’il considère comme une organisation sclérosée. Pour éviter une dégradation de l’Arctique, il attaque l’activisme du Canada qui voit dans le passage du Nord-Ouest –la potentielle route maritime ouverte par la fonte des neiges– une opportunité de dynamiser son économie au détriment de l’environnement. Cette action aboutira à la présentation, le 14juin 2016, moins de trois semaines avant sa mort, de sa «feuille de route française sur l’Arctique».
25Dans la foulée de cette mission, Nicolas Sarkozy lui demande également de coprésider avec l’ancien Premier ministre Alain Juppé une commission dédiée à l’élaboration d’un grand emprunt. À la suite de la crise de 2008, le gouvernement souhaite pouvoir relancer l’économie par l’investissement et, pour ce faire, contracte un emprunt de grande envergure auprès des particuliers et des marchés financiers. Les deux sages préconisent, dans leur rapport rendu le 29novembre, un grand emprunt de 35milliards et des investissements tournés vers la recherche et les nouvelles technologies [31].
26Les dernières années de vie de Michel Rocard sont aussi l’occasion d’une réflexion sur son passé et les orientations idéologiques de la gauche. La crise de 2008 l’incite à reprendre un discours critique du capitalisme et de ses évolutions contemporaines. Dans la lignée de la critique faite au néolibéralisme dans les années 1980, il dénonce les dérives d’une économie mondialisée et impersonnelle. Retrouvant ses accents keynésiens, il réclame une plus forte implication des États dans la régulation de l’économie. Avec l’économiste Pierre Larrouturou, il écrit en 2009: La gauche n’a plus le droit à l’erreur [32]. Dans cet ouvrage, les deux hommes préconisent un partage du système bancaire en deux –vieille idée mise en œuvre par Roosevelt après la crise de 1929 pour protéger l’argent déposé par les particuliers des spéculations financières–, la diminution du temps de travail à trente-deux heures et la réduction du dumping fiscal entre États européens, ainsi que la baisse des taux d’intérêt sur la dette des États par le biais d’investissements européens, une idée qui était déjà présente dans son programme européen en 1994. Il participe également à la fondation du collectif Roosevelt, dirigé par le créateur des Guignols de l’info, Bruno Gaccio, et Pierre Larrouturou, auquel participent également Edgar Morin et Stéphane Hessel.
27Cette période est aussi, pour lui, l’occasion de revenir sur ses années à la tête du PSU et la critique du capitalisme portée par son parti à l’époque [33]. Dans sa contribution aux états généraux du PS en 2014, il déclare même: «Qu’est-ce que le gauchisme, sinon l’attitude consistant à refuser parce que disqualifié le discours politiquement correct auquel se sont ralliés les institutions et les chefs en place? Il est des moments où une cure de gauchisme est nécessaire pour briser un consensus étouffant. Le gauchisme, je connais, j’en sors, j’en suis, c’est ma famille [34].» Quant à l’autogestion il y voit une solution pour donner à la société civile les clés afin d’éviter le chaos qu’il annonce [35].
28Surtout, c’est un regard de plus en plus sombre que Michel Rocard jette sur le monde. L’Europe lui paraît s’enfoncer dans la crise après 2005. Convié à un débat du Nouvel Observateur sur l’Europe, il déclare en 2015: «L’Europe c’est fini, on a raté le coche. Le monde se refait dans la force, mais l’Europe a baissé les bras. Les dépenses de défense sont au plus bas depuis cent cinquante ans, les citoyens de l’Union européenne sont joyeux de ne plus s’occuper des problèmes du monde.» Il craint en particulier l’influence néfaste de la Grande-Bretagne défendant, selon lui, une vision essentiellement commerciale de l’Union européenne: «L’Europe est en train de disparaître. La présence de la Grande-Bretagne depuis 1972 dans l’Union européenne nous interdit d’avancer. Donc, je souhaite le Brexit [36].» Cela l’amènera à espérer une sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, vœu exaucé quelques jours avant sa mort. Dans une note envoyée à François Hollande en 2014, il fait quelques prévisions qui peuvent sembler prophétiques aujourd’hui:
29
«J’ose affirmer:
«–qu’il n’y a aucune croissance à espérer pour des années;
«–que la situation s’aggrave dangereusement et est bien partie pour finir au moins mal par un triomphe électoral de la droite, au pire par une victoire du Front national, ou au plus grave dans la rue;
«–qu’aucune sortie n’est imaginable sans le desserrement du garrot dette-déficit;
«–qu’il n’existe aucun espoir de voir ce déblocage fait par la France seule, ni non plus de voir décider à Bruxelles au profit de la France isolément;
«–qu’il n’y a donc de solution possible que par une restructuration collective de la dette européenne. J’ai osé parler de banqueroute partielle collective [37].»
30Alarmiste, Michel Rocard l’est aussi à l’égard de la situation géopolitique. Dans La gauche n’a plus le droit à l’erreur, il met en valeur l’imminence d’un troisième conflit mondial. Son dernier livre, Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité, est d’un profond pessimisme [38]. Climat, crise économique, chômage, pollution, corruption, c’est un monde à la dérive que dessine Michel Rocard. Les crises semblent menacer de toutes parts: sur le plan économique où la dérégulation conduit à une finance devenue irrationnelle, sur le plan environnemental où la pollution n’a jamais été aussi forte, sur le plan géopolitique où il constate une augmentation des crispations identitaires potentiellement porteuses de guerres. Les forces de régulation qui nourrissaient les espoirs de sa génération –l’ONU, les États-providence– semblent avoir capitulé devant la mondialisation. Au fil de ces pages, peu de solutions semblent se dessiner, à part la foi maintenue dans l’action de la société civile.
31L’âge faisant, Michel Rocard s’est imposé comme une figure marquante de la gauche dont beaucoup cherchent à se revendiquer. D’autant que ses thèses, autrefois vilipendées par une majorité au sein du PS, semblent progressivement se confirmer. Il arrivera à l’ancien Premier ministre d’accorder son soutien, mais beaucoup se verront aussi refuser le label Rocard. Jusqu’à ses derniers jours, le leader de la deuxième gauche ne manquera jamais de critiquer ceux qui cherchent à lui succéder. Jean-Paul Huchon, Dominique Strauss-Kahn, Ségolène Royal, François Hollande, tous feront l’objet des critiques de l’ancien Premier ministre. En 2012, s’il fait préfacer son ouvrage Mes points sur lesi [39] par le candidat du parti socialiste à l’élection présidentielle, François Hollande, il ne tardera pas à faire part de ses critiques. D’autant que la visite de Michel Rocard en Iran au lendemain de l’élection présidentielle a contribué à brouiller l’ancien Premier ministre avec le Quai d’Orsay. Sa visite, présentée par Téhéran comme «officielle», a fortement déplu, laissant penser à une forme de diplomatie parallèle, après une période de fortes tensions entre Paris et Téhéran sous Nicolas Sarkozy. Michel Rocard s’oppose à plusieurs des mesures prises par le nouveau président de la République, comme le «mariage pour tous» [40] ou l’interdiction d’extraction des gaz de schiste [41]. En 2014, il a pourtant tenté un rapprochement, espérant se voir confier une mission secrète afin d’obtenir une réduction massive de la dette des pays européens. Après des contacts pris avec l’Élysée, Mario Monti, Manuel Valls, Christine Lagarde, l’idée ne semble pas avoir séduit le chef de l’État [42]. En mars2016, Michel Rocard invite même François Hollande à ne pas se représenter à la vue de son bilan [43]. Même Manuel Valls, devenu Premier ministre en 2014, qui fut pourtant le chef de file des jeunes rocardiens, tombe en disgrâce assez rapidement après son accession à Matignon. Dans une lettre cinglante destinée à son conseiller politique, Yves Colmou, Michel Rocard regrette que le locataire de Matignon ne l’écoute guère [44]. C’est vers Emmanuel Macron qu’il va ensuite placer ses espoirs. Il a rencontré quelques années plutôt ce jeune haut fonctionnaire au sein du think tank créé par Olivier Ferrand, Terra Nova. Lorsque François Hollande le nomme ministre de l’Économie en 2015, Michel Rocard voit en lui l’espoir d’un renouvellement profond de la gauche. À l’Élysée, pour sa remise des insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, l’ancien Premier ministre embrassera à deux reprises le jeune ministre de l’Économie, alors que Manuel Valls n’a droit qu’à une froide poignée de main. Mais l’orientation de plus en plus libérale de la politique menée par Emmanuel Macron va de nouveau décevoir Michel Rocard. Dans sa dernière interview pour Le Point, l’ancien Premier ministre renverra ainsi dos à dos Manuel Valls et Emmanuel Macron, déjà rivaux, pour la présidentielle:
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«Ils n’ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société. Jeune socialiste, je suis allé chez les partis suédois, néerlandais et allemand, pour voir comment ça marchait. Le pauvre Macron est ignorant de tout cela. La conscience de porter une histoire collective a disparu, or elle était notre ciment. Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l’histoire [45].»
33Quelques jours après la publication de cette interview, le 2juillet, l’ancien Premier ministre décède à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris à 18h30 où il était hospitalisé depuis une semaine. Depuis plusieurs années, il souffrait d’un cancer des poumons dû au tabagisme qu’il n’a cessé de pratiquer depuis sa jeunesse. En rémission depuis un an, il n’a pas su ni voulu lever le pied, cherchant au plus vite à se remettre au travail. Même à bout de forces, il ne se ménageait guère. Interdit de fumer pour préserver ses poumons, il se cachait pour continuer à tirer quelques bouffées au bureau ou en voiture. Les jours suivants, la presse unanime salue son départ. C’est Libération qui fait sans doute la couverture la plus émouvante avec une photographie de Vincent Leloup montrant Michel Rocard mélancolique en 1985, lors de la première réunion des jeunes rocardiens aux Arcs, accompagnée du titre: «Un week-end à mourir» –en référence au décès de Michel Rocard, mais aussi d’Élie Wiesel et de Michael Cimino, le réalisateur de Voyage au bout de l’enfer, et du poète Yves Bonnefoy [46]. Le Monde, qui a longtemps suivi de près l’itinéraire de Michel Rocard, en dresse un véritable panégyrique:
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«Le regret est de voir disparaître un homme, et une voix, qui incarnait une conception noble de l’action publique: celle qui fonde l’ambition et l’exercice du pouvoir sur la force et la justesse des idées, du savoir et de la culture. Et non celle qui instrumentalise les idées au service de la seule stratégie qui vaille, la conquête du pouvoir. C’est ce qui a fait sa singularité et lui confère aujourd’hui une aura particulière [47].»
35À La Croix aussi on rend hommage au protestant Rocard qui «a marqué la vie politique française par sa fidélité à ses idéaux, son intégrité et sa liberté de parole [48]».
36Les Inrocks, qui lui avaient accordé leur première couverture politique en 1995, titrent: «Décès d’un honnête homme [49]», en référence aux propos de l’ancien Premier ministre à l’égard de François Mitterrand. Quant à l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, il présente Michel Rocard, tel Yoda, le personnage de la saga Star Wars, tirant une révérence à la signification ambivalente: «Maintenant que la gauche est morte, m’en aller je peux [50].» Est-ce la mort de la gauche qui désespère Michel Rocard au point qu’il préfère mourir, ou a-t-il achevé sa tâche de fossoyeur du PS?
37Pour Le Figaro, avec Michel Rocard «la gauche moderne est orpheline». L’Humanité est sans doute le journal le moins tendre avec celui qui fut souvent un adversaire à gauche, considérant qu’«avec lui, une époque s’en va, sans legs pour l’avenir [51]».
38Le soir même et le lendemain, les habitants et riverains de Conflans-Sainte-Honorine se rassemblent spontanément devant la mairie pour rendre hommage à celui qui les a gouvernés pendant vingt ans. Tous les camps ont un mot pour son départ, de Jean-Luc Mélenchon qui a gouverné brièvement le PS avec lui, jusqu’à Nicolas Sarkozy qui l’avait nommé ambassadeur aux pôles. Seul Jean-Marie Le Pen s’en prend à Michel Rocard par un tweet interposé, attaquant l’action de l’ancien responsable du PSU au moment de la guerre d’Algérie: «On oublie de dire que Michel Rocard fut un combattant de la guerre d’Algérie: dans le camp de l’ennemi!»
39Conformément à ses directives, un triple hommage national lui est rendu le 7juillet à Paris, d’abord par un culte d’action de grâce au temple protestant de l’Étoile, célébré par le président de l’Église protestante unie de France, Laurent Schlumberger, puis par une cérémonie laïque aux Invalides conduite par le chef de l’État, François Hollande, et à laquelle prend la parole Edmond Maire; enfin, un dernier hommage rue de Solférino dans les locaux du parti socialiste. Pour cet événement, ils sont venus, ils sont tous là, les amis comme les ennemis d’hier, pour ce dernier adieu à celui qui a marqué l’histoire du socialisme français. Outre François Hollande, on compte également deux autres chefs d’État: Valéry Giscard d’Estaing et Nicolas Sarkozy. Laurent Fabius et Claude Bartolone, alors président de l’Assemblée nationale, pourtant opposants principaux de Michel Rocard au sein du PS, suivent de près le tombeau quand il sort du temple de l’Étoile. Seule Ségolène Royal, qui n’appréciait guère Michel Rocard, n’est pas venue. Ces funérailles ne sont pas de l’ampleur de celles de François Mitterrand ou de Jacques Chirac, mais leur importance montre que ce n’est pas qu’un ancien Premier ministre qui est inhumé. Ni Pierre Messmer, ni Raymond Barre, ni même Pierre Mauroy n’ont connu un tel hommage. Selon ses vœux, ses cendres reposent en Corse, dans le petit village de Monticello d’où est originaire sa dernière épouse, Sylvie Rocard.